Au Domaine de Lagrave, les premières lueurs du matin glissaient le long des collines mauriciennes. La brume enveloppait les arbres, les pas résonnaient sur les chemins encore humides, et déjà les conversations s’éveillaient timides, curieuses, venues des quatre coins de l’océan Indien.
C’est dans cette atmosphère suspendue que s’est déroulé The Move Biodiversité, organisé par Cap Business Océan Indien du 2 au 5 décembre 2025. Un espace pensé pour permettre aux îles de l’océan Indien si proches sur une carte mais encore si éloignées dans les faits de se rencontrer vraiment.
Car la réalité est simple : un Comorien ne connaît pas toujours la vie d’un Mauricien, un Mauricien ne saisit pas entièrement le quotidien d’un Seychellois, et un Seychellois ignore souvent ce que vivent les Comores ou Madagascar. Le séminaire est venu combler ces distances, non par des présentations formelles, mais par des échanges humains.C’est dans ce cadre que j’ai rencontré Louisianne Jacques.
Un parcours qui se révèle comme un récit
Au début, elle se présente sans emphase : elle vient de Pascal Village, à Mahé. Elle gère un établissement touristique appelé Mountain Apartment, fait partie de la Seychelles Small Hotel Association et préside l’Association des commerçants de détail.Rien, dans ces premiers instants, ne laisse deviner la diversité de son parcours.Mais très vite, en parlant, les couches se dévoilent.Elle raconte son travail dans l’hôtellerie, puis son engagement pour les commerçants des Seychelles, et enfin, presque en passant, ses neuf années de boxe.Un détail qui explique sa tranquillité maîtrisée, sa façon d’écouter avant de parler, sa confiance posée.C’est aussi elle qui a participé, avec les détaillants, les grossistes et la Chambre de commerce, à défendre l’usage des chèques bancaires un moyen de paiement essentiel pour les petites entreprises seychelloises. Une mobilisation concrète, menée loin des discours, ancrée dans les réalités quotidiennes.
Son histoire, page après page, s’accordait presque naturellement avec l’esprit du séminaire : un mélange d’expériences humaines, de contexte économique et d’envies de comprendre.
Lors de l’entretien, je lui demande ce qu’elle a découvert ici.Elle sourit : « Le mot biodiversité… j’ai senti que j’étais un petit bébé qui apprend à marcher. »Cette phrase résume les premiers ateliers.La Fresque de la biodiversité, par exemple, permettait de comprendre l’ensemble des pressions qui touchent la nature un outil visuel pour voir les liens entre pollution, déforestation, économie, agriculture, tourisme.En termes simples : ça aide à voir que tout est connecté.
Pour beaucoup, comme pour Louisianne, c’était la première fois que la biodiversité devenait quelque chose de concret, d’utilisable, presque d’opérationnel.
L’économie, la science et les communautés : des mondes qui se rencontrent
Les jours suivants ont ajouté des couches nouvelles.Le séminaire introduisait différentes approches pour relier économie et nature : comment mesurer la dépendance d’un secteur au vivant, comment comprendre les risques pour mieux décider, comment intégrer les communautés locales dans les solutions.
Un exemple venu de Madagascar a particulièrement marqué les esprits : une entrepreneure de Tuléar qui fabrique des produits artisanaux écologiques tout en créant des emplois locaux. Son travail montre que protéger la nature peut aussi soutenir des familles, des communautés, une économie durable.Un court documentaire diffusé à son sujet a ému beaucoup de participants preuve que les solutions existent déjà, parfois modestes, mais puissantes.
L’art de traduire : storytelling et médiation
Un des moments forts fut l’atelier consacré au storytelling et à la communication.L’idée était simple : si l’on veut protéger la nature, il faut d’abord savoir en parler.L’atelier expliquait comment adapter un message selon trois publics :le grand public, les professionnels, les institutions.
Beaucoup de participants ont reconnu la difficulté : la biodiversité est trop technique, trop abstraite.Il faut donc traduire. Traduire la science en mots simples. Cette notion de traduction a touché directement Louisianne.Aux Seychelles, lorsqu’elle intervient à la télévision pour expliquer des réformes ou défendre les petits commerçants, elle fait déjà cela : elle transforme un langage administratif en langage réel. Elle est en pratique une médiatrice.
La présence de Dr Baomiavotse Vahinala Raharinirina, économiste malgache, ancienne ministre de l’Environnement, est venue renforcer cette idée.Elle a expliqué que communiquer, c’est faire de la médiation : relier la science à la société, les experts au citoyen, le concept à la vie réelle.
Le financement : le verrou qui empêche d’avancer.
Lorsque je lui ai demandé ce qui manque pour créer une coopération continue entre les îles, elle a répondu sans hésiter :
« Le financement. »
Et justement, un atelier entier était consacré à cette question.Il montrait comment financer un projet biodiversité :comment structurer une demande, approcher un bailleur, clarifier un objectif.Un expert expliquait également comment la nature peut être considérée comme un patrimoine ayant une valeur mesurable une manière de montrer que protéger peut aussi être rentable.Pour quelqu’un comme Louisianne, qui navigue entre économie locale et enjeux environnementaux, ce lien était clair : sans financement, les idées restent des idées.
Ebony Forest : quand le terrain donne du sens
La visite de Ebony Forest a ancré le séminaire dans le concret.Les participants ont marché, observé, posé des questions, participé à une chasse éducative.
Le retour au Domaine de Lagrave s’est fait autour d’une exposition dynamique des outils biodiversité et des projets des îles.C’est là dans ces moments de marche, dans les discussions informelles que la coopération prenait réellement forme.Pas dans les documents.Dans les voix.
À la fin du séminaire, une dernière activité est venue compléter les apprentissages :un moment culturel improvisé, initié par les participants eux-mêmes.Et la première à prendre la parole fut Louisianne. Elle a, partagé un clip musical seychellois. Son geste a immédiatement déclenché un effet domino : des chansons Mauriciennes, réunionnaises, mahoraises, comoriennes malgaches se sont succédé.
Pendant quelques minutes, la salle a cessé d’être un espace de travail.Elle est devenue un carrefour culturel : musique, rires, mouvements, découvertes.Un point final chaleureux à quatre jours d’échanges sérieux mais humains.
Quand je lui ai demandé ce qu’elle garderait de ces quatre jours, elle a répondu :
« Aux Seychelles, on est toujours prêts à aider. On est comme des amis.Et je vous invite tous aux Seychelles. »
À travers Louisianne Jacques, ce séminaire a révélé ce qu’il était réellement : un espace pour comprendre la biodiversité, un lieu pour apprendre à traduire les enjeux, un cadre pour relier économie, science et communauté,un tremplin pour imaginer des projets financés, et surtout, un moment pour créer des liens humains et culturels entre les îles.Quand elle a quitté le Domaine de Lagrave, elle n’était plus seulement une entrepreneure seychelloise.Elle était un pont vivant entre son île et les autres.Et peut-être que ce pont, un jour, mènera jusqu’aux Seychelles.
ANTUF Chaharane


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