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Abus sexuels, maître Dakota dans la tourmente

Durant plusieurs années, Youssouf Ahamada Bachirou a été l’une des figures les plus influentes du football comorien. Il est soupçonné d’avoir abusé sexuellement d’adolescents. Des soupçons qui semblent être un secret de polichinelle.

« Il y a dix ans, j’ai envoyé un e-mail à plusieurs médias locaux. Je n’y ai pas mis mon nom, mais j’ai raconté mon histoire, je leur ai raconté ce qui s’est passé… »

Khaled Simba, ancien joueur de Flèche Rapide, une petite équipe de jeunes rattachée à Elan Club, l’un des plus grands clubs des Comores, fait une pause. Depuis plus d’une heure, il parle de sa propre expérience après toutes ces années de silence.

« J’ai essayé d’avancer dans ma vie pour devenir l’homme que je suis aujourd’hui. Ce qui s’est passé il y a vingt-deux ans m’a presque coûté la vie. Ça a failli me détruire pour toujours. C’est encore difficile à raconter aujourd’hui. C’est pourquoi, il y a dix ans, j’ai écrit cet e-mail. Une seule personne m’a répondu, pouvez-vous imaginer ? Nous avons parlé, il a essayé d’aider, mais rien ne s’est passé. À l’époque, je me sentais coupable parce que je me disais : « Si j’avais parlé plus tôt, cela aurait peut-être pu sauver certains enfants. » C’est pourquoi je parle publiquement aujourd’hui.

Ayant grandi à Mitsoudjé, une petite ville située à 15 kilomètres de la capitale, Moroni, Khaled Simba a passé son temps entre l’école et le sport. « J’ai joué au basket-ball et au football », se souvient-il.

«J’étais gardien de but parce que je n’étais pas assez bon pour jouer un autre poste (rires) ». Rapidement, il est devenu le gardien numéro un de Flèche Rapide durant son adolescence sous la supervision de son oncle, Youssouf Ahamada Bachirou. « C’était mon entraîneur. Nous l’appelions Dakota. C’est son surnom.»

Depuis, plus de 20 ans, Youssouf Ahamada Bachirou est l’un des hommes les plus influents du football aux Comores. Auditeur et professeur à l’Université des Comores dans sa vie professionnelle, Youssouf Ahamada Bachirou est impliqué dans le football comorien depuis sa jeunesse. « Il est bien connu à Mitsoudjé, mais aussi dans tout le pays », explique Elie Djouma, journaliste local pour le quotidien Al-Watwan.

« Il a entraîné les deux équipes de Missoudjé, Elan Club et JACM. Il a remporté la Coupe en 2006 et le championnat en 2011 avec Elan. Il a également été le premier entraîneur comorien à diriger une équipe à la Coupe de la Confédération organisée par la CAF en 2006. »

Au cours de ses années au sein d’Elan, Youssouf Ahamada Bachirou supervisait en parallèle des équipes de jeunes, quand bien même elles avaient des entraîneurs. « Quand j’avais 14 ans, il était mon entraîneur », dit Khaled Simba. « Et c’était surtout une personne en qui j’avais confiance. »

En tant qu’entraîneur, mais aussi membre de sa propre famille, Youssouf Ahamada Bachirou était présent tout au long de l’enfance troublée de Khaled Simba. « J’avais un manque d’objectifs et d’orientations à l’époque. J’avais besoin d’une personne pour l’aiguilleur, j’avais besoin de cette personne pour m’aider. Il aurait dû avoir un rôle d’éducateur quand j’en avais vraiment besoin, mais il a fait le contraire. Il a profité de ma faiblesse, des difficultés que j’ai rencontrées, de l’absence de mes parents. C’est de cette manière qu’il pouvait abuser de moi. J’étais une cible facile. J’avais l’habitude de l’appeler fundi Dakota, ce qui signifie maître Dakota. »

En janvier et février, les Comores, quatrième plus petit pays d’Afrique, ont participé à la CAN pour la première fois depuis sa reconnaissance par la Fifa en 2005. Durant ce tournoi, Khaled Simba a enregistré une vidéo Facebook dénonçant les abus qu’il a subis. « J’ai choisi peut-être le pire moment de tous les temps », plaisante-t-il en référence à l’aventure historique des Comores au Cameroun.

« Mais je ne pouvais plus le supporter. Je suis père maintenant. Je veux protéger nos enfants parce que je n’étais pas le seul maltraité. Quand j’ai vu que cette personne était de retour en coaching avec un club de haut niveau, j’ai dit non, non, c’est impossible ! Il est temps de parler même si c’était vingt ans après. Pouvez-vous imaginer ? Il m’a fallu vingt-deux ans pour pouvoir dire ce qui m’est arrivé. »

Peu après la publication de la vidéo, Youssouf Ahamada Bachirou a nié les accusations et a été soutenu par d’anciens coéquipiers et collègues entraîneurs. Dans la presse locale, plusieurs articles ont également accusé Simba de mentir. « Je savais que cela se produirait. J’ai reçu des menaces et ils ont lancé une campagne de diffamation. C’est aussi un problème social et culturel. Nous avons une société conservatrice. Ce genre de sujet reste tabou »

Néanmoins, Simba a été contacté par de nombreuses personnes touchées par son témoignage, y compris plusieurs autres victimes présumées de Youssouf Ahamada Bachirou.

« Il a eu le courage de parler de sa propre expérience, alors j’ai pensé qu’il était temps de raconter la mienne», explique Ahmed Radji.

« C’est arrivé il y a près de vingt ans, j’avais 17 ans et j’étais au lycée. J’ai rencontré Dakota grâce à des amis en commun. Au début, nous passions de bons moments. Nous prenions sa voiture pour aller voir des filles (rires). Il était gentil avec moi, très gentil. J’ai eu des problèmes à l’école et ma mère m’envoyait de l’argent pour financer mes études. Je n’avais pas toute la somme nécessaire. J’ai parlé à quelqu’un qui m’a conseillé de demander à Dakota. J’ai expliqué que j’avais besoin de plus ou moins 150 euros pour pouvoir passer mes examens. Le lendemain matin, je suis allé chez lui et il m’a donné de l’argent dans une enveloppe. Petit à petit, en relation de confiance s’est installée jusqu’à ce qu’un jour un de mes amis me prévienne : « Sois prudent. Ne traîne pas avec lui, c’est un pédophile. »

« Je n’y croyais pas : « Qu’est-ce que tu me dis ? Je traîne avec lui depuis trois mois, je l’aurais su ! » Au même moment, Dakota a eu un accident de voiture et une fracture du bras. La maison de sa mère avait brûlé aussi. Avec un ami commun, nous l’avons aidé […] Un jour, le frère de Dakota m’a dit qu’il voulait me voir dans sa cabane. Je m’y suis rendu, Dakota était sur le lit. Il m’a demandé si tout allait bien. J’ai dit oui et il a commencé à parler : « J’ai entendu des choses à mon sujet. Les gens parlaient de moi en mal, mais tu as pris ma défense. Je suis content. Tu sais, beaucoup de gens me détestent, mais tu m’as défendu… »

« Après deux ou trois phrases, il m’a mis sa main sur ma cuisse. Je lui ai demandé pourquoi il le faisait : « Arrêtes, ne dis pas un mot. J’aime caresser, j’aime ça…»

« A ce moment là, dans ma tête, tout s’est effondré. J’étais coincé, je ne pouvais pas bouger, ma tête était ailleurs. Je pensais à ce que mon ami m’a dit. Et je me suis rendu compte que c’était vrai. Il s’est rapproché de mon pénis, il l’a touché, mais je me suis levé. Immédiatement, il a sauté sur moi. Il m’a forcé à rester dans le lit à nouveau, il a essayé de se mettre sur moi, mais je me suis débattu. Cela n’a pas duré longtemps parce qu’il était blessé au bras. C’est grace à cette faiblesse que j’ai pu bouger et ouvrir la porte. J’ai couru, couru et ne lui ai plus jamais parlé. J’ai eu la chance de m’échapper, mais cette expérience vit encore en moi aujourd’hui. »

Ahmed et Simba ont officiellement déposé plainte pour agression sexuelle via leur avocat, M. Moudjahidi Abdoulbastoi.

« Les plaintes ont été déposées en France au tribunal de Bobigny et aux Comores au tribunal de Moroni. Nous sommes également en discussion avec onze autres garçons. Quatre vivent en France, sept aux Comores », a déclaré Abdoulbastoi à Josimar.

Une autre victime présumée qui souhaite rester anonyme suite à des menaces, a apporté son témoignage à Josimar sur ce qu’il a vécu alors qu’il n’était qu’un adolescent.

« C’était en 2006, j’avais 12 ans », a-t-il commencé. « Dakota m’a appelé et m’a demandé d’aller chez lui parce qu’il devait me donner quelque chose. Je n’ai pas vraiment compris, mais j’y suis allé. J’étais jeune… Parfois, je m’en blâme. J’avais un peu peur, mais j’étais à sa place. Il a fermé la porte et les fenêtres. Il m’a dit de m’asseoir sur le canapé. J’ai trouvé bizarre qu’il ait tout fermé, mais bon… Je n’ai rien dit jusqu’à ce qu’il commence à me toucher. Il a commencé avec mon dos, mes cuisses et il se rapprochait de mon pénis. Mon cœur battait si vite que j’ai paniqué. Je lui ai dit que je devais aller aux toilettes pour pisser. J’y suis allé, et j’ai couru aussi vite que possible pour partir. »

Selon lui, Youssouf Ahamada Bachirou utilisait également le football pour gagner la confiance des enfants. « C’est son principal outil pour maltraiter les garçons. Combien de fois a-t-il organisé des jeux pour les jeunes enfants ? Quand il le faisait, tous les enfants y allaient. Il l’a utilisé comme levier parce qu’il a une autorité et une influence sur ces garçons. Il leur a également dit qu’il pouvait les aider, alors ils le voyaient comme la seule façon de faire carrière. »

Selon deux employés de haut rang de la fédération de football des Comores (FFC), les problèmes de Youssouf Ahamada Bachirou avec de jeunes garçons sont « un secret de polichinelle ». Une déclaration qui exaspère Khaled Simba. « Comment pouvez-vous expliquer qu’il ait prospéré dans notre football pendant vingt ans ? »

La carrière de Youssouf Ahamada Bachirou a progressé au fil des ans. Il a été le premier entraîneur comorien à suivre une formation avec la CAF et, en 2017, il a été nommé directeur technique de la FFC. Même s’il a quitté son emploi un an plus tard, il a été élu en 2020, ambassadeur et représentant de l’ACEF, une association d’entraîneurs de football comoriens. Il est revenu en tant que manager d’Élan en janvier 2022 avant que le club ne soit suspendu pendant un an et relégué à la suite d’une bagarre massive lors d’un match contre US Zilimadjou.

Contacté à plusieurs reprises, le conseil d’administration d’Élan Club n’a pas répondu aux questions de Josimar sur la situation de Youssouf Ahamada Bachirou (1). « C’est compliqué pour tout le monde », explique le journaliste Elie Djouma.

« Le retour de Youssouf Ahamada Bachirou a bouleversé beaucoup de gens. À Mitsoudjé, tout le monde est plus ou moins conscient de ce qu’il a fait. Nous ne pouvons pas dire que ce fut une grande surprise d’entendre les plaintes officielles. Les gens avaient juste peur de parler avant ça. »

La police a ouvert une enquête, mais la fédération de football des Comores ne s’est toujours pas exprimé officiellement sur le sujet.

« J’étais au Cameroun pour la CAN », répond le président Saïd Ali Saïd Athouman. « J’ai pris connaissance de la situation là- bas. Nous avons été informés que trois plaintes ont été déposées et nous organiserons une réunion avec le comité exécutif pour décider de ce que nous faisons. Pour le moment, Youssouf Ahamada Bachirou n’a aucun emploi dans la fédération. Cependant, le cabinet d’audit pour lequel il travaillait a été sélectionné par une commission mise en place lors de notre assemblée générale. C’est le seul lien que nous avons, mais nous demanderons à la justice de nous conseiller sur les bonnes démarches à suivre. »

Quant à Youssouf Ahamada Bachirou, il a d’abord nié les accusations, écrivant que « la victime présumée a utilisé les médias pour atteindre son objectif ». Mais à cependant immédiatement refusé de répondre aux questions de Josimar et a même bloqué notre numéro.

Cela ne semble pas être une surprise pour ceux qui le connaissent. « Il est connu pour son impulsivité », affirme le journaliste local Elie Djouma. « C’est aussi culturel. En ce qui concerne ces sujets, il existe ce que nous appelons la loi du silence. Personne ne veut en parler. » Une pensée qui résume l’histoire de Khaled Simba. « Je vis en France, je suis père, j’ai fait ma vie, mais j’ai encore du mal parfois. Seuls mon psychologue et ma femme le savaient. Il m’a fallu vingt-deux ans pour le dire aussi parce que ma communauté ne m’a pas aidé. À Mitsoudjé, tout le monde le savait, mais nous le couvrions. Maintenant, que fera notre communauté ? J’en fais partie même si je vis à l’étranger. Peu m’importe si les gens m’insultent ou me menacent. Je continuerai parce que si je peux sauver ne serait-ce qu’un seul garçon en parlant, ce sera suffisant pour moi. »

« Des cas qui continuent d’émerger dans le monde entier »

La FIFPRO, organisation mondiale représentant 65 000 footballeurs professionnels, connaît bien la situation aux Comores et a fait la déclaration suivante à Josimar :

« La FIFPRO est en contact avec une victime d’abus sexuels aux Comores et l’aidera à partager ses témoignages avec la FIFA. Les preuves que nous avons entendues de la victime soulignent les risques graves liés au jeu de pouvoir entre les entraîneurs de football et les jeunes joueurs. Le nombre de cas qui continuent d’augmenter dans le monde entier et qui n’ont pas été suffisamment contrôlés, montre que le système de protection des enfants et des jeunes adultes dans le football ne fonctionne pas et a besoin d’être revu en profondeur afin de protéger les plus vulnérables.

(1) : Une bataille juridique et politique opposent les différents membres d’Elan concernant le contrôle du club. Une décision de justice obtenue par Josimar le 17 janvier, explique que l’ancien conseil d’administration dirigé par Ali Mohamed Daroueche est suspendu. De même que la nomination de Youssouf Ahamada Bachirou au poste de directeur.

Il s’agit du premier volet d’une série d’articles sur les abus sexuels dans le football. Si vous avez des informations sur les abus sexuels, veuillez contacter Romain Molina à romainmolina@protonmail.com

Par Romain Molina
Traducteur anonyme

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