Pendant longtemps, le recrutement de ressortissants africains par la Russie pour soutenir son effort de guerre en Ukraine est resté un phénomène discret, presque invisible. Des départs individuels, des rumeurs, quelques témoignages isolés. Mais depuis la fin de l’année 2025, le ton a changé. Au Kenya comme en Tanzanie, les autorités ne se contentent plus d’observer : elles demandent désormais des explications, des enquêtes et, surtout, le rapatriement de leurs citoyens engagés en Russie, parfois à leur insu .
Au Kenya, le gouvernement a reconnu publiquement la présence de plusieurs centaines de Kényans dans les rangs de l’armée russe. Des jeunes hommes partis pour ce qu’ils croyaient être des emplois civils, des formations ou des opportunités de travail à l’étranger, et qui se sont retrouvés projetés sur le front ukrainien. La police kenyane a démantelé des réseaux de passeurs, des intermédiaires ont été interpellés, et Nairobi a officiellement saisi Moscou pour obtenir des clarifications et organiser des retours. La Tanzanie, plus discrète dans sa communication, a elle aussi ouvert des enquêtes, alertée par des familles sans nouvelles de proches partis vers la Russie via des circuits similaires.
Ces réactions marquent un tournant. Elles traduisent une prise de conscience : ce qui pouvait apparaître comme des initiatives individuelles relève en réalité d’un système structuré de recrutement, s’appuyant sur des réseaux russo-africains mêlant agences de voyage, intermédiaires locaux, organisations associatives et parfois acteurs politiques. Selon l’étude de l’Ifri, la Russie cherche ainsi à pallier son manque de main-d’œuvre, à la fois pour le front et pour son industrie d’armement, en exploitant un vivier africain jeune, urbain et économiquement fragilisé .
Il serait toutefois simpliste de réduire ce phénomène à une manipulation unilatérale. Beaucoup de jeunes Kényans et Tanzaniens engagés l’ont fait pour des raisons économiques très concrètes : chômage, salaires faibles, difficulté croissante d’émigrer vers l’Europe. Dans ce contexte, des offres promettant des revenus multipliés, une formation ou même une naturalisation russe peuvent apparaître comme une opportunité. Pour certains, le choix est assumé, parfois même revendiqué. Le problème surgit lorsque les promesses ne correspondent pas à la réalité : contrats incompris, passeports confisqués, affectations en première ligne, conditions de combat extrêmes, voire absence totale de rémunération.
C’est précisément cet écart entre le discours et les faits qui pousse aujourd’hui Nairobi et Dar es-Salaam à demander des comptes. Non pas seulement à la Russie, mais aussi à leurs propres systèmes de contrôle, incapables jusqu’ici d’anticiper ou d’empêcher ces départs. La question n’est plus seulement diplomatique, elle devient sociale, sécuritaire et morale.
Et cette interrogation dépasse désormais l’Afrique de l’Est. Aux Comores, la situation socio-économique présente des fragilités comparables : jeunesse nombreuse, chômage élevé, forte aspiration à l’émigration, routes traditionnelles vers l’Europe de plus en plus fermées. Jusqu’à présent, aucun cas massif de recrutement comorien vers la Russie n’a été officiellement signalé. Mais la question mérite d’être posée : si des réseaux ont pu s’implanter au Kenya, en Tanzanie, au Cameroun ou au Burkina Faso, qu’est-ce qui garantirait que l’archipel reste durablement à l’écart ?
L’enjeu pour les Comores, comme pour leurs voisins, n’est pas d’entrer dans une dénonciation systématique ou idéologique. Il s’agit plutôt de vigilance. Informer, surveiller, encadrer les agences de recrutement à l’étranger, protéger les candidats à la migration contre les promesses trompeuses. Le cas kényan montre qu’une réaction étatique est possible, même tardive. Il rappelle surtout qu’en période de tensions géopolitiques mondiales, les trajectoires individuelles des jeunes africains peuvent devenir, parfois malgré eux, des variables d’ajustement de conflits qui les dépassent.
L’Afrique de l’Est a commencé à poser des questions. Reste à savoir qui, demain, osera les poser avant que d’autres jeunes ne partent sans retour.
ANTUF Chaharane


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